Je vais vous conter un souvenir d’un autre âge. Un souvenir de ce qui n’arrivera probablement plus ; en tout cas, dans mon chez moi de là-bas, c’est fini hélas. Puisse ma mémoire faire revivre ces instants pour les sauver de l’oubli.
Le décor : mon village, Agnaronu, dans la forêt de Lospedale, en Corse du sud, petit hameau perché à 1000 m d’altitude.
Je suis une petite fille excitée comme une puce, ainsi que tous les autres enfants, parce que cette nuit, on va faire le Brocciu
-Le Brocciu, c’est un fromage frais de brebis, qui se mange nature avec du sel et du poivre, ou en accompagnement des beignets de farine de châtaignes saupoudré de sucre et arrosé d’eau de vie, ou qui sert à farcir les aubergines, ou en gâteau sans pâte parfumé de zeste d’oranges qu’on appelle fiadone à Bastia mais embrucciata chez moi.-
Tout le monde sera là. On a fait venir le lait, il n’y a pas de brebis au village, la montagne n’a pas de pâturages, seules les chèvres y trouvent leur pitance.
On allume un feu gigantesque : il faudra qu’il brûle toute la nuit pour chauffer à blanc les pierres qu’on jettera dans le lait après y avoir ajouté la présure.
Elle va être longue cette nuit. Il va falloir l’occuper. Par ordonnance spéciale, les enfants n’iront pas se coucher. Personne ne les forcera à dormir. C’est une nuit magique, c’est sacré, chacun doit pouvoir participer.
Le feu gronde et tempête, on y ajoute sans cesse du bois, des sarments de vigne, des herbes sauvages pour le parfumer. Le ciel vient juste d’allumer ses lampions, les enfants courent, jouent, crient. Les hommes dissertent sur la meilleure façon de tenir le feu, sur la chasse du jour, ils plaisantent, se disputent. Les femmes apportent des sièges et papotent, certaines tricotent ou brodent.
Les heures passent. Le feu est descendu. Le tapis de braises est incroyablement dense, on rajoute encore du bois pour l’entretenir. On y installe de gros galets ronds et lisses, de la taille d’une belle assiette (Je ne me souviens pas d‘où ils proviennent). Croyez-moi, il faut des braises de l’enfer pour chauffer des pierres à les blanchir.
Les enfants se fatiguent, viennent s’asseoir auprès des grands, ou pour les plus petits, grimpent sur des genoux accueillants.
Et c’est là que l’on quitte le monde pour entrer dans un autre monde. Celui des hommes corses qui chantent.
Cela commence par un qui lance un thème mélodique, en improvisant des paroles. Des mots simples, qui parlent de montagne, de sources, de jolies filles, de mouflons. Quand l’homme a fini, un autre reprend aussitôt une variation du thème qu’il brode, en musique et en paroles. Petit à petit, d’autres voix s’élèvent, en une polyphonie magistrale que n’enseigne aucune école de musique. Les tessitures s’entremêlent en un filet inextricable.
Cette façon de chanter s’appelle la paghjella. (prononcer padiella) Elle vient du fond des âges, je crois. Pour les Corses, elle est le plus court chemin de l’oreille au cœur.
Pour les « pinsuti » (les pointus) c’est à dire les français du continent, cette musique est bien étrange, elle peut sembler dissonante même, parce qu’elle est parfois atonale. La paghjella n’est pas sans rappeler les chants grégoriens. Ce n’est pas une musique « facile » pour une oreille non exercée.
Les Corses n’apprennent pas à chanter. Ils chantent parce qu’ils sont Corses (comme d’autres peuples musiciens, nos frères irlandais par exemple) et parce que le sang le commande. -Et ceux qui chantent faux ou mal, parce qu’il y en a ! se taisent par respect.-
Toute la nuit, les chants vont se succéder, tandis que les plus jeunes sombrent à même le sol, près du foyer rougeoyant et que les autres écarquillent les yeux (pour mieux lutter contre le sommeil) et les oreilles (pour être bien sûrs qu’ils ne rêvent pas).
Lorsque l’aube pointe, on réveille les petits endormis afin qu’ils ne manquent pas ce pourquoi on a fait nuit blanche.
On apporte de grandes lessiveuses pleines de lait. Les femmes mesurent et jettent dedans la présure qui fera cailler le lait. Et enfin, enfin ! Les hommes à l’aide de grosses pinces de fer noir prennent les pierres et les lâchent dans le lait, qui instantanément se met à bouillir tant elles sont brûlantes, et à coaguler presque aussi vite. Les gosses tout ensommeillés baillent et tapent des pieds pour se réchauffer, il fait froid au petit matin à mille mètres d’altitude quand on a dormi ou pas dormi dehors. Mais ils ne perdent pas une miette de ce spectacle du lait qui se vaporise en bouillonnant avec des pcchhhhhh et des blblblblblbl impressionnants.
Avec de grosses louches, les femmes prélèveront ensuite le fromage pour le mettre à égoutter dans des faisselles.
Les enfants iront finir leur nuit, les hommes vraisemblablement partiront chasser. Je ne sais pas trop. Parce que moi, j’ai sept ou huit ans, j’ai tenu jusqu’au matin (à part une petite sieste en milieu de nuit) et je tombe de sommeil. J’ai la tête emplie de merveilles mais j’ai froid, et je veux mon lit.
P.S: l'auteur nous prie d'indiquer avoir mélangé la recette du Brocciu et celle de la Ricotta dans ses souvenirs d'enfance, le texte étant la réminiscence des deux.
Le décor : mon village, Agnaronu, dans la forêt de Lospedale, en Corse du sud, petit hameau perché à 1000 m d’altitude.
Je suis une petite fille excitée comme une puce, ainsi que tous les autres enfants, parce que cette nuit, on va faire le Brocciu
-Le Brocciu, c’est un fromage frais de brebis, qui se mange nature avec du sel et du poivre, ou en accompagnement des beignets de farine de châtaignes saupoudré de sucre et arrosé d’eau de vie, ou qui sert à farcir les aubergines, ou en gâteau sans pâte parfumé de zeste d’oranges qu’on appelle fiadone à Bastia mais embrucciata chez moi.-
Tout le monde sera là. On a fait venir le lait, il n’y a pas de brebis au village, la montagne n’a pas de pâturages, seules les chèvres y trouvent leur pitance.
On allume un feu gigantesque : il faudra qu’il brûle toute la nuit pour chauffer à blanc les pierres qu’on jettera dans le lait après y avoir ajouté la présure.
Elle va être longue cette nuit. Il va falloir l’occuper. Par ordonnance spéciale, les enfants n’iront pas se coucher. Personne ne les forcera à dormir. C’est une nuit magique, c’est sacré, chacun doit pouvoir participer.
Le feu gronde et tempête, on y ajoute sans cesse du bois, des sarments de vigne, des herbes sauvages pour le parfumer. Le ciel vient juste d’allumer ses lampions, les enfants courent, jouent, crient. Les hommes dissertent sur la meilleure façon de tenir le feu, sur la chasse du jour, ils plaisantent, se disputent. Les femmes apportent des sièges et papotent, certaines tricotent ou brodent.
Les heures passent. Le feu est descendu. Le tapis de braises est incroyablement dense, on rajoute encore du bois pour l’entretenir. On y installe de gros galets ronds et lisses, de la taille d’une belle assiette (Je ne me souviens pas d‘où ils proviennent). Croyez-moi, il faut des braises de l’enfer pour chauffer des pierres à les blanchir.
Les enfants se fatiguent, viennent s’asseoir auprès des grands, ou pour les plus petits, grimpent sur des genoux accueillants.
Et c’est là que l’on quitte le monde pour entrer dans un autre monde. Celui des hommes corses qui chantent.
Cela commence par un qui lance un thème mélodique, en improvisant des paroles. Des mots simples, qui parlent de montagne, de sources, de jolies filles, de mouflons. Quand l’homme a fini, un autre reprend aussitôt une variation du thème qu’il brode, en musique et en paroles. Petit à petit, d’autres voix s’élèvent, en une polyphonie magistrale que n’enseigne aucune école de musique. Les tessitures s’entremêlent en un filet inextricable.
Cette façon de chanter s’appelle la paghjella. (prononcer padiella) Elle vient du fond des âges, je crois. Pour les Corses, elle est le plus court chemin de l’oreille au cœur.
Pour les « pinsuti » (les pointus) c’est à dire les français du continent, cette musique est bien étrange, elle peut sembler dissonante même, parce qu’elle est parfois atonale. La paghjella n’est pas sans rappeler les chants grégoriens. Ce n’est pas une musique « facile » pour une oreille non exercée.
Les Corses n’apprennent pas à chanter. Ils chantent parce qu’ils sont Corses (comme d’autres peuples musiciens, nos frères irlandais par exemple) et parce que le sang le commande. -Et ceux qui chantent faux ou mal, parce qu’il y en a ! se taisent par respect.-
Toute la nuit, les chants vont se succéder, tandis que les plus jeunes sombrent à même le sol, près du foyer rougeoyant et que les autres écarquillent les yeux (pour mieux lutter contre le sommeil) et les oreilles (pour être bien sûrs qu’ils ne rêvent pas).
Lorsque l’aube pointe, on réveille les petits endormis afin qu’ils ne manquent pas ce pourquoi on a fait nuit blanche.
On apporte de grandes lessiveuses pleines de lait. Les femmes mesurent et jettent dedans la présure qui fera cailler le lait. Et enfin, enfin ! Les hommes à l’aide de grosses pinces de fer noir prennent les pierres et les lâchent dans le lait, qui instantanément se met à bouillir tant elles sont brûlantes, et à coaguler presque aussi vite. Les gosses tout ensommeillés baillent et tapent des pieds pour se réchauffer, il fait froid au petit matin à mille mètres d’altitude quand on a dormi ou pas dormi dehors. Mais ils ne perdent pas une miette de ce spectacle du lait qui se vaporise en bouillonnant avec des pcchhhhhh et des blblblblblbl impressionnants.
Avec de grosses louches, les femmes prélèveront ensuite le fromage pour le mettre à égoutter dans des faisselles.
Les enfants iront finir leur nuit, les hommes vraisemblablement partiront chasser. Je ne sais pas trop. Parce que moi, j’ai sept ou huit ans, j’ai tenu jusqu’au matin (à part une petite sieste en milieu de nuit) et je tombe de sommeil. J’ai la tête emplie de merveilles mais j’ai froid, et je veux mon lit.
P.S: l'auteur nous prie d'indiquer avoir mélangé la recette du Brocciu et celle de la Ricotta dans ses souvenirs d'enfance, le texte étant la réminiscence des deux.
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